Splendeur d’un après-midi d’hommages à Joël Des Rosiers

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MONTRÉAL – De la poésie savoureuse, intelligente et « non stop », il y en avait pour tous les goûts à la  cinquième (5e) journée du livre haïtien, cet événement culturel qui a réuni de grosses pointures de la littérature haïtienne tant de l’intérieur que de l’extérieur d’Haïti à Montréal. Une équipe de l’Agence de presse Médiamosaïque y était, notre compte-rendu.

 

Par Arol Pinder

Le samedi 18 août dernier, au Centre N’A Rivé de Montréal, organisme communautaire dont l’intégration sociale est la mission, la 5e Journée du livre haïtien a rendu un bel hommage à plusieurs écrivains dont Gary Victor, invité d’honneur de l’événement et Prix Casa de las Americas pour son dernier roman Maudite éducation, (éditions Mémoire d’encrier) ainsi qu’à deux doyens de la littérature haïtienne, le poète Raymond Chassagne qui publiait Éloge du paladin à la maison d’édition du même nom et l’historienne Ghislaine Rey-Charlier. Après le bouquet de tributs affectueux rendus par des membres de leur famille, puis les témoignages d’Anthony Phelps, Dany Laferrière, Marie-Célie Agnant et Joujou Turenne, des lectures d’extraits de leurs œuvres leur étaient offertes dans une atmosphère chaleureuse en présence de la foule effervescente des grands jours. L’événement était animé par Maguy Metellus, personnalité du monde des communications, avec sa générosité habituelle. Une vingtaine d’autres écrivains participaient à cet événement annuel dont Stéphane Martelly pour son album de bande dessinée La maman qui s’absentait, le jeune écrivain Makenzy Orcel dont le roman Les Immortelles (Mémoire d’encrier) est porté à la scène en France, Myrtelle Devilmé pour son premier roman bien accueilli Détour par First Avenue (Mémoire d’encrier), Robert Berrouet-Oriol, Marie-Soeurette Mathieu, Lenous Surprice, Pierre St-Sauveur, Fred Doura, Sylvain Meunier, Frantz Voltaire du CIDHICA et de plusieurs autres écrivains. L’après-midi s’est terminé par un happening festif en l’honneur du poète Joël Des Rosiers, récipiendaire du prestigieux Prix du Québec – Prix Athanase-David.

L’odeur du Sud

En lever de rideau, l’intervention de Danielle Altidor, doctorante et professeur de lettres au collège Vanier, fut un véritable « master class ». Tant il était évident qu’elle avait pris le temps d’approfondir les livres de ses deux mains. Justesse de ton, passion, enthousiasme, elle évoquait, citations à l’appui, le parcours, les aspirations esthétiques et la vision du monde du poète. La poésie de Des Rosiers a une portée universelle, ne serait-ce que par l’art de la citation, la manipulation des exergues, comme en témoignent les appels à la prose poétique de Mallarmé, au début et à la fin du recueil Gaïac (éditions Triptyque). Le poète a reçu le Prix du Québec pour une œuvre qui s’autorise de la mélancolie caraïbe mais aussi de sa vie même. Celle-ci restituée sous forme de fragments, de prodigalités, de voyages, de tous ces empires perdus et retrouvés qui sont autant de patries intimes. Les titres des livres en attestent comme d’une initiation aux odeurs du Sud : Savanes, Vétiver, Caïques, Gaïac. La science du poème s’apparente à celle des parfums et des huiles essentielles, empreintes indélébiles que laisse l’enfance brûlée de fièvres. L’œuvre nous parle de mémoire c’est-à-dire d’une adhésion au présent et non d’exil,  de modernité urbaine et non de nostalgie. Danielle Altidor souligne l’importance dans cette écriture du respect des femmes, les tantes, les sœurs, les grands-mères, les filles. La thématique des femmes lettrées ne se montre nulle part mieux sensible que dans le dernier recueil. L’évocation de la « jeune fille lettrée » est un leitmotiv dans Gaïac qui a touché la professeure de lettres, si fière d’être porteuse elle aussi, Québécoise d’origine haïtienne, de cette culture créole boréale. Aussi se réjouit-elle d’introduire l’œuvre du poète aux étudiants québécois de toutes origines, mutants culturels, interpellés eux aussi par un parcours qui ressemble aux leurs.

Après une invitation faite au poète le printemps dernier, elle mentionne que les étudiants n’ont cessé de la presser de courriels pour exprimer leur admiration et dire combien la rencontre leur avait permis de découvrir une poétique qui aide à éprouver la notion de déracinement. Enfin, les figures mythologiques des Éthers (dieu primordial personnifiant un ciel pur et substance volatile anesthésiante), de l’Égérie (nymphe et plus communément une femme qui agit comme l’inspiratrice d’un homme de pouvoir, voire d’un écrivain) et de l’Almée trahissent des circulations culturelles dans tous les sens, avides de l’érudition et du classicisme baroque qui caractérisent le métier du poète.

L’Almée, nul ne peut le deviner, de l’arabe âlmet (« savante »), désigne une femme qui fait profession d’improviser des vers, de chanter et de danser dans les fêtes, en s’accompagnant de la flûte, des castagnettes ou des cymbales. Elles étaient choisies parmi les filles les plus belles et recevaient une éducation soignée. Danielle Altidor a beaucoup insisté sur ces femmes à l’éducation soignée, incarnées dans l’œuvre du poète. Elle a su retrouver dans la dédicace de l’essai Théories caraïbes, offerte à la grand-mère paternelle du poète Amante Malebranche, une formule qui exalte les attributs du féminin, c’est l’expression beauté mythique. La doctorante embrayait sur les correspondances dans l’œuvre dont le premier recueil Métropolis Opéra avait été dédié, lors de sa parution en 1987, au peintre africain américain d’origine haïtienne, Jean-Michel Basquiat. C’est dire, au regard de la destinée tragique du peintre, l’ombre portée du poème Tombeau de Basquiat sur la mort d’un génie qui disparaissait à l’âge de 27 ans comme Jimmy Hendrix. Elle a donné à entendre les poèmes par de nombreuses citations sans les trahir. C’est bien légitime car son souci était de faire partager son propre tressaillement devant la poésie.

L’héritage d’un ex-île

La rencontre comportait plusieurs portraits convergents de Joël Des Rosiers qui ont permis de constituer une sorte d’arc-en-ciel emblématique ; certains témoignages plus personnels étaient émouvants. Comment devient-on poète ? se demandait Henry St-Fleur, notamment lorsqu’il a lu la lettre[1] d’Anthony Phelps saluant dès 1983, dans la revue Collectifs paroles, l’arrivée sur la scène littéraire québécoise de la relève haïtienne : « Sans crainte de me tromper, j’avance que ces trois jeunes poètes (Des Rosiers, Oriol et St-Fleur lui-même) marqueront de leur empreinte, cette littérature haïtienne du manque, celle qui se construit dans la privation de la Terre natale.»

Cette mise en perspective, sous le sceau de l’absence, ne s’est pas révélée complètement juste. Pour cause. St-Fleur pleurait sur sa propre stérilité littéraire qui cherchait moins des lecteurs dans le grand public que la fidélité secrète à la poésie par d’autres arcanes. Comme la photographie. Quant à Joël Des Rosiers, à la différence de ses devanciers du groupe Haïti littéraire réfugiés au Québec, il s’était joué du mot exil déconstruit en ex-île par un détournement ironique publié dans un manifeste. Parce qu’il abhorrait ce thème littéraire par lequel il craignait d’être happé.

Michel Peterson, écrivain et psychanalyste, intervenait par la suite en faisant ressortir que Des Rosiers était un transfuge culturel, passant d’un « thalle » à l’autre avec aisance. Dans son travail avec les réfugiés, le critique soutenait que le souvenir du trauma  (emprisonnement, oppression, viols, mutilations, tortures) pouvait être une ouverture sur une reconstruction de l’être et non le piège d’une conscience à jamais meurtrie. Lorsque Joël Des Rosiers avait été invité au printemps dernier au séminaire « Out of Place : Droit, Littérature  et Migration » à la Faculté de droit de l’Université Mc Gill, rapporte Peterson, il avait raconté sa propre expérience de passeur de clandestins et de sans-papiers en Alsace alors qu’il était étudiant en médecine. Le soulagement de la douleur d’autrui sollicite le poète qui est resté un penseur/panseur, un guérisseur. Toute son attitude éthique maintient la passe entre la médecine et la littérature, position de marginalité sécante qu’il applique avec fluidité dans son écriture. La méthode sera exemplifiée dans le morceau suivant, un hommage à deux poètes médecins, extrait du livre Vétiver :

plût-il aux vivants / Lorand Gaspar mon double des Balkans / combien d’éclats d’obus as-tu extraits de nos entrailles / ou bien encore Jean Métellus à la silhouette mandingue / aux aurores tu pavoises sous le devoir d’exil /mais il n’y a pas plus d’exil / il y a la trace presque effacée de l’ancien crime / les plus belles phrases depuis les évangiles couvertes d’asthme / l’éloquence créole s’éloigne des couloirs d’hôpitaux / où passe la procession des vieillards occidentaux / plût-il à vous veilleurs / de conduire la poésie hors du poème / rendue à la phrase prise au peuple / poésie / entée à la race de ceux qui saignent comme des saints

La prose d’un poète

Invité à commenter la prose de l’auteur, je venais clore cette partie du programme réservée aux témoignages par une étude du livre de correspondances Lettres à l’Indigène, paru en 2010. Après la poésie, ce livre permet de découvrir le prosateur dans le sillage des Lettres à l’Étrangère de St-John Perse. « Les lettres d’amour sont des objets d’absence », affirme dès les premières pages Joël Des Rosiers. Épopée de l’intime, ce récit épistolaire dont les images survivent dans la sensibilité du lecteur contient des lettres qui se terminent chacune par des formules insolites en guise de chutes : « Je vous ensable… Je vous affole … Je vous noue ». On pense à Napoléon écrivant à la créole Joséphine, maudissant la gloire qui l’éloignait de l’âme de sa vie : « …dans ta lettre du 23 au 26 ventôse, tu me traites de vous. Vous toi même ! » Ou encore quand il l’envenime d’un furieux « Femme !!! » Et c’est sans ajouter la moindre compassion pour lui-même à la sensation du jamais vu que ces lettres si pures du poète sont composées dans une langue douloureusement accomplie. Sans doute la singularité de ce livre est-elle marquée par le discret prestige du voussoiement, à la soudure de l’aveu et du secret. Le poète adresse de Montréal une suite de lettres à une femme rencontrée au hasard du Marché de la poésie, Place Saint-Sulpice à Paris. II reconnaît aussitôt l’Indigène de son œuvre, sans jamais l’avoir vue. Dans cette émancipation de la confidence, la prose s’élève à la hauteur du psaume. Des Rosiers y affecte en héros impersonnel de porter seul, à voix haute, car les lettres de l’allocutaire ne sont pas publiées, la responsabilité d’un grand amour océanique, en forme de rédemption.

La forme esthétique, contemporaine, urbaine, était rehaussée par le jeu de la célèbre DJ Miss Di, grande bateleuse de la scène hip hop internationale. La Franco-ivoirienne de Paris qui tourne de Londres à New York pour Madonna, l’ancienne égérie de Basquiat, était venue entourer le poète de son amitié. Longtemps son art du mixage permettait à la poésie de se maintenir sur les crêtes. Avec quelle jubilation ! La projection de la vidéo du discours de réception du Prix du Québec, intitulé Gouverneur de l’hiver, rappelait que si le poète est un être de rupture, la poésie est un consentement à la parole : s’ouvrir enfin au caractère sacré du verbe.

Sûrement la musique brésilienne fut un rêve. La samba jouée par un trio de musiciens inspirés, la voix de Bianca, Rafael à la guitare et Patrick aux percussions, tissait la continuité du monde caraïbe, entre Montréal et Bahia, ville où le poète s’était réfugié après le séisme du 12 janvier 2010, pour écrire Gaïac. Je me souviendrai de la finale : la Samba da bençao de Vinicius de Moraës fut la bénédiction qui colorait d’une chaleur plus encore conviviale que nostalgique l’estime due à un pur poète.

En guise d’hommage personnel, l’animatrice du happening, Franco-ivoirienne elle aussi, Amandine Ilolo, offrit en cadeau un moment de délectation intime de ce qu’une femme peut flatter d’héroïque et d’humain chez un homme de lettres. La voix poignante de Nina Simone, comme débordant d’une conque étroite, achevait d’ensauvager toutes les passions.

La foule grisée d’art et de beauté semblait appréciier cette belle synthèse vivante, sobre et dépouillée où il était difficile de ne pas se laisser emporter par tout le vibe, charme et élégance contenus, que l’animatrice, indigène belle et racée, a su y insuffler. Saisissons l’occasion pour offrir nos félicitations à la directrice Madame Ninette Piou et aux bénévoles du centre N’A Rivé, de leur empressement à fêter la littérature.

 

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[1] http://www.cidihca.com/RevuesONline/collectif%20No25_1983.pdf