MONTRÉAL (MÉDIAMOSAÏQUE) – Ariana Miyamoto (sur la photo) est Miss Universe Japan. C’est une métisse dont le père est afro-américain et la mère japonaise. Sa nomination a fait débat sur les réseaux sociaux et dans l’Archipel. En cause, le métissage de la jeune femme et le fait qu’elle représente le Japon. (Ko Sasaki/The New York Times/Redux/Laif)
L’élection controversée d’une Miss Universe Japan aux origines mixtes et la sortie en DVD d’un documentaire sur les métisses japonais mettent en lumière les rapports complexes qu’entretient l’Archipel avec l’idée d’homogénéité ethnique et culturelle.
Eclairage en quatre rencontres
«Hafu». Le mot, importé de l’anglais «half», désigne dans la langue populaire japonaise les personnes nées d’un couple international – un parent originaire de l’Archipel et l’autre originaire de l’étranger. Japonais moitié-moitié? Moitiés de Japonais? Le terme est ambigu; il reflète une certaine ségrégation. Au Japon plus que dans n’importe quel autre grand pays développé, l’expérience métisse demeure associée à la marge et à l’exception. Ce printemps, l’attribution du titre de Miss Universe Japan à Ariana Miyamoto – née d’un père afro-américain et d’une mère japonaise – faisait apparaître les tensions qui circulent dans l’Archipel autour des questions de diversité ethnique: sur les réseaux sociaux, le débat a fait rage pour savoir dans quelle mesure la jeune femme, élevée au Japon avant d’y devenir mannequin, était à même d’incarner les canons de beauté japonais. Tandis qu’une minorité non négligeable de commentaires se sont révélés discriminants, voire insultants, une autre partie du public a témoigné son soutien à Ariana Miyamoto, qui depuis s’est constituée en porte-parole de la communauté des Hafus.
N’empêche: dans la plupart des interviews qu’elle donne, Miss Universe Japan est amenée à justifier son appartenance à la nation en exhibant son élocution parfaite ou ses talents de calligraphe. Comme s’il fallait sans cesse lever un doute, sans cesse se référer au jugement de la communauté. Lèvres de rêve, front galbé, teint mat et politesse sans faille, Ariana Miyamoto s’offre comme une contradiction magnifique aux fantasmes d’homogénéité raciale et culturelle qui restent dominants dans l’Archipel. Avec seulement 2% de résidents étrangers (hormis la marée de touristes) et pourvu d’une politique d’immigration parmi les plus strictes du monde (corsetée notamment par des arguments de sécurité et de préservation des mœurs), le Japon n’est pas près d’abandonner les critères qui fondent son insularité. Le milieu du travail, au niveau du management notamment, reste très peu internationalisé, et ce malgré un vieillissement rapide de la population qui semble appeler une gestion plus souple des frontières (l’autre solution, passablement médiatisée en ce moment, étant une robotisation progressive des services et des soins).
Le Japon a-t-il mal à sa diversité? En général, les habitants de l’Archipel se montrent ouverts et curieux. L’essentiel est ailleurs. Dans cette manière de faire sens du monde en évoquant, encore aujourd’hui, des notions d’ici et d’autre part, de dedans et de dehors, de japonais et non-japonais. A la télévision et dans la publicité, certains contenus reproduisent et renforcent les stéréotypes raciaux. Représentations du «gaikokujin» (l’étranger occidental) attirant ou repoussant, Indiens loufoques ou chanteurs de jazz aux visages noirs de cirage, incarnés par des acteurs japonais: voilà pour les imaginaires du lointain. Quant aux voisins chinois et coréens, ils peuvent faire l’objet d’une animosité plus directe, en raison des tensions politiques actuelles et de certains épisodes encore controversés liés à la Seconde Guerre mondiale.
A la marge des discours de pureté ethnique qui continuent de prévaloir, les Hafus confèrent au Japon de nouveaux visages. Dans l’Archipel d’aujourd’hui, un bébé sur 49 est issu d’une famille aux origines métissées: c’est ce que révèle l’excellent film documentaire Hafu, paru en DVD ce début d’année, dans lequel témoignent un éventail de Japonais aux origines doubles, du Ghana au Mexique, de la Corée à l’Amérique latine. Dans la région de Tokyo, Le Temps est allé à la rencontre de quatre résidents concernés par la mixité.
L’Autre fantasmé
Alexandre*, la petite trentaine, travaille comme avocat dans l’un des grands quartiers d’affaires de la ville. De mère japonaise et de père suisse, diplômé d’une université romande, il s’est installé à Tokyo voilà deux ans pour mettre à profit ses compétences, notamment linguistiques, et explorer l’autre facette de sa binationalité. «Au début, je cherchais absolument à me faire des amis, je sortais énormément. Quelqu’un m’a dit une fois au bout d’une heure: «En fait tu es un type normal. Mais quand je t’ai vu arriver, je n’avais pas cette image de toi: tu es hafu, tu vis à Akasaka, tu es avocat, et tu as la chemise ouverte, donc tu es forcément «charai» (prétentieux, charmeur, ndlr).» J’ai répondu: «Si je suis avocat c’est parce que j’ai travaillé dur, si je vis à Akasaka c’est parce que c’est proche du bureau, je suis hafu mais je n’ai pas choisi, et ma chemise est ouverte parce qu’on crève de chaud dans ce pays.»
C’est que, dans l’imaginaire japonais, le statut de Hafu est associé à toutes sortes de fantasmes, note Alexandre, notamment celui de plaire, et d’être venu au Japon pour séduire. «Il y a un mélange d’attirance et de répulsion. Aujourd’hui, je me définis comme un Suisse avec des racines japonaises. Qu’il s’agisse de la hiérarchie, des rapports amoureux, des relations amicales, je ne me rendais pas compte que je suis finalement très occidental.» D’où vient le décalage? «Comme le Japon reste un pays très insulaire et que les gens ont très peu d’expérience de l’étranger, il y a d’un côté un complexe [d’infériorité] et de l’autre une absence de point de comparaison.» Si Alexandre estime que le Japon embrasse progressivement la globalisation, il ne cache pas une certaine lassitude des discriminations. «Hafu» peut faire référence à toutes sortes de nationalités. Néanmoins, en disant hafu, ne sous-entend-on pas qu’on est d’abord à moitié japonais, et que seule compte cette moitié-là?»
La prévalence du groupe
De mère japonaise et de père néerlandais, Jonathan, 28 ans, termine ses études dans l’une des grandes institutions de Tokyo tout en consacrant une bonne part de son temps aux arts martiaux. «En général, les Japonais me demandent pourquoi je parle si bien la langue, et lorsque je leur explique que ma mère est japonaise, ils ne me croient pas. Peut-être parce que je n’en ai pas l’air. A Amsterdam, néanmoins, «je suis à moitié japonais» serait une réponse amplement suffisante. Ici, cela crée une tension. Et parfois, la tension est telle que la conversation prend fin.» Pas vraiment de l’agressivité, plutôt de la perplexité, estime le jeune homme.
Au dojo, il a fallu plusieurs années pour que Jonathan trouve une place cohérente. «En Europe et aux Etats-Unis, on a tendance à croire que chacun peut décider de qui il est ou de qui il veut devenir, en dépit de ce que les autres peuvent en penser. Ici au Japon, les choses sont un peu différentes. L’important n’est pas à quel degré on se sent japonais à l’intérieur de soi; l’important est plutôt l’idée que le groupe s’en fait. Je ne dis pas que le ressenti personnel n’est pas important; mais tant que le groupe ne l’a pas admis, on peut se réclamer japonais tant que l’on veut, on restera un corps étranger.»
L’homogénéité d’abord
Haruka, dans la petite vingtaine, n’est pas hafu. Ses deux parents sont japonais. Elle fait pourtant partie d’une autre minorité, celle des «returnees», ces enfants ayant grandi ailleurs – en l’occurrence aux Etats-Unis entre l’âge de 8 et 12 ans – avant de revenir au pays. Aujourd’hui, elle étudie dans un programme international à l’Université de Tokyo. «De retour au Japon, à l’école secondaire, l’accent était mis sur l’homogénéité, l’uniformité, les activités de groupe. Je suis partie parce que j’en ai eu assez de ne pas réussir à me conformer, au risque d’être exclue. Je ne pouvais pas trouver d’espace dans lequel être moi-même.» Haruka a suivi un lycée par correspondance, et poursuit un cursus en anglais. Elle est parfaitement bilingue, pourtant «en japonais j’ai l’impression de m’exprimer avec moins d’argot, avec une grammaire plus nette que la moyenne. Certaines personnes le remarquent.» Idiomatique et d’une difficulté rare, la langue japonaise demeure un vecteur d’identification raciale extrêmement fort; imbrications idéologiques de la culture et du sang. «Souvent, les gens sont admiratifs lorsque j’explique que je vais écrire ma thèse en anglais. En même temps, cela crée immédiatement une distance.»
«Ouvrez un magazine féminin tokyoïte: 80% des modèles n’ont pas l’air complètement japonais», fait remarquer Haruka à propos de la controverse autour d’Ariana Miyamoto. «Ces filles ont des grands yeux, leurs cheveux sont plus clairs. Il y a beaucoup de célébrités qui sont effectivement hafus. On considère qu’elles sont désirables. Alors pourquoi nier qu’aujourd’hui, elles incarnent aussi certains critères de la beauté japonaise?»
Langues d’ailleurs, manières d’ici
Annamarie, Canadienne en fin de trentaine, vit depuis plus de dix ans dans l’Archipel. Elle y a fondé une famille avec un homme japonais et élève leurs enfants dans l’un des quartiers les plus internationaux de Tokyo, Shinjuku, où les résidents étrangers comptent pour environ 10%. «Au fond, en tant que non-japonaise, je suis heureuse de ne pas devoir me plier à l’exigence de perfection qui pèse sur les autres mères», raconte cette doctorante en anthropologie qui s’est amusé pendant sa première grossesse à recenser les différences profondes entre les livres pour future maman de son pays natal et de son pays d’adoption. «Du coup, j’ai pris ce qui me convenait des deux côtés, et j’ai laissé le reste de côté. C’est un principe que je compte bien transmettre à mes enfants.»
«Ici, en tant que chercheuse, je suis souvent déçue par le manque de diversité du monde professionnel, poursuit Annamarie. Les postes à responsabilité sont occupés presque exclusivement par des Japonais, qui plus est des hommes. Le potentiel gâché est immense.» Ses enfants, eux, fréquentent une école internationale. «A la fin de l’année passée, l’établissement nous a envoyé des cartes de vœux en japonais, anglais, français, philippin, birman, coréen, arabe et hindi. Les professeurs, dans un souci d’embrasser la globalisation, avaient pris grand soin que toutes les langues parlées par les parents soient représentées. En même temps, cette correction et cette volonté extrêmes de respecter autrui et de ne froisser personne sont typiquement japonaises. Je me rappelle m’être dit: voilà sans doute à quoi va ressembler le futur de la diversité au Japon.»
* Prénom d’emprunt.
Hafu, un documentaire de Megumi Nishikura et Lara Perez Takagi. Disponible en DVD et VOD sur www.hafufilm.com
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