La «frontière» est-elle carrément fermée entre Haïtiens et Dominicains même au Québec?(OPINION)

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Le profane haïtien ou dominicain l’ignore sans doute, même s’il s’agit d’une lapalissade. En réalité, très peu d’échanges culturels, qu’on qualifierait d’intenses ou de dynamiques, vivifient les relations entre la République Dominicaine et Haïti. Ce déni réciproque du patrimoine culturel de ces deux peuples issus de la colonisation espagnole et française ne se circonscrit pas à l’intérieur des frontières de ces deux États partageant l’île Caraïbe. Ce refus d’interpénétration culturelle s’exporte également en Amérique du Nord ou à l’étranger au sein des communautés de migrants formées par les ressortissants haïtiens et  dominicains. Le Québec, à ce titre, est un cas d’école.

Les sociologues ne doivent plus nous faire languir. Les résultats de leurs recherches sont fort attendus en ce sens. Car, comment expliquer, qu’aucun lien culturel véritable ne soit tissé par ces deux peuples frontaliers alors que le volume des transactions commerciales effectuées au niveau de la frontière s’intensifie à ce rythme, augmente de façon aussi vertigineuse (évidemment avec une balance commerciale favorable à la République Dominicaine, encouragée par l’Etat dominicain à travers un ensemble de décisions politiques et économiques stratégiquement planifiées en vue de provoquer de facto une dépendance d’Haïti en termes de produits de consommation de masse)?

La situation au Québec

Même s’il existe des cas marginaux (Voir fin texte) qui vont dans le sens opposé à la problématique soulevée, il demeure un fait que ce manque d’ouverture saute également aux yeux au Québec, tant du côté des Dominicains que de leurs homologues insulaires haïtiens. Ces derniers s’intègrent à la société québécoise en ignorant quasiment ou même complètement l’existence de la communauté dominicaine et vice versa. La nécessité de se donner les moyens pour prouver leur volonté commune d’œuvrer à l’harmonisation des relations d’ici et de l’île, tout en sauvegardant l’identité et les intérêts de chacune d’elles, ne se fait nullement sentir.

Des deux côtés, les réflexes, les clichés ont la vie dure. Desservies chacune par leurs médias respectifs, les deux communautés sont alimentées en information en dehors du filtre non partisan pour ne pas dire de façon subjective, avec des codes susceptibles de renforcer l’animosité entre les deux populations.

Par ailleurs, reconnue pour sa force agissante et proactive, la diplomatie dominicaine ne laisse rien au hasard. Elle espionne et suit de très près les organismes d’Haïtiens ou de Québécois qui se mobilisent en faveur des immigrants illégaux nés ou travaillant dans des conditions infrahumaines à Saint-Domingue. En 2007, une exposition dénommée «Esclaves au paradis» (qui rapportait les horreurs inédites dans les bateys haïtiens en République Dominicaine) organisée dans le cadre du Festival international du film haïtien de Montréal, avait soulevé l’ire du consulat dominicain à Montréal.

La consule générale Rachel Jacobo s’était invitée en s’autorisant à prendre la parole pour démentir les panélistes étrangers et haïtiens qui dénonçaient à l’unisson les mauvais traitements infligés aux coupeurs de canne (braceros). Des agents de sécurité ont dû même être embauchés par les organisateurs pour éviter toute éventuelle agression de la part des Dominicains dont l’importance numérique au Québec ne veut toutefois rien dire par rapport aux Haïtiens qui forment la deuxième ou la troisième plus grande communauté ethnique en nombre à Montréal.

Dans l’île d’Hispaniola

En dépit du brassage et des mouvements de population rendus inévitables au niveau de l’ile, les échanges culturels  se résument à quelques rares prestations de groupes musicaux haïtiens à St-Domingue et à l’organisation des deux premières éditions des jeux haïtiano-dominicains. D’autres événements isolés, qui n’entrent pas dans le cadre d’une politique d’échange entre les deux Etats, ne sont pas fréquents, non plus. La frontière paraît, de ce point de vue, infranchissable aux valeurs culturelles des deux pays, d’où le reflet, par extension, au sein des deux communautés en terre québécoise.

Aujourd’hui, un sentiment anti-haïtien traverse actuellement la société dominicaine de bout en bout jusqu’à pénétrer les populations frontalières qui ont, jusqu’ici, entretenu des relations cordiales empreintes de fraternité et de vivre ensemble, au point de mériter une appellation toute particulière de « PEUPLE DE LA FRONTIERE ».

Sympathies binationales inexistantes?

L’évidence de cette réalité est telle qu’on a l’impression qu’une sorte d’antipathie réciproque s’incruste définitivement dans les relations entre les deux nations sœurs, tant dans l’Île qu’au niveau de leur diaspora, évidemment plus forte du coté des Dominicains pour des raisons historiques que nous nous gardons d’évoquer dans ce papier. Apparemment solidaires de leurs compatriotes mal pris en République Dominicaine, les Haïtiens ne sont pas plus gentils envers les Dominicains, non plus.

Entre attraction et répulsion, le second souvent l’emporte. L’émigration massive d’Haïtiens, dépourvus du primum vivere chez eux,  vers la République Dominicaine (même si ceux-ci offrent un cheap-labour incontournable à la croissance économique dominicaine) ne contribue pas à calmer la xénophobie ou même le racisme primaire du secteur ultranationaliste dominicain.

Très ouverte d’esprit, une chercheure dominicaine, parfaitement bilingue (espagnol/français), en visite en Haïti en compagnie d’une délégation d’officiels de son pays en 1999 à l’hôtel Montana, résumait à sa manière l’antipathie réciproque haïtiano-dominicaine. Elle confiait que l’Haïtien est, d’une manière générale, perçu comme «quelqu’un de sauvage, de sale, d’inculte, de mal habillé ou de pauvre», par le Dominicain moyen. Et, en tant que Dominicaine, il faut briser bien des tabous pour imposer candidement à ses parents sa décision de se marier à un Haïtien, racontait-elle avec une rare franchise.

À l’inverse, cette même chercheure dominicaine avouait également être bien imbue que le Dominicain est «ordinairement perçu comme un voleur» en Haïti et que la femme dominicaine ne passe pas chez l’Haïtien, parce que celle-ci est considérée comme «une pute à fuir», d’autant qu’elles sont nombreuses à flirter dans les bordels ou cafés en Haïti.

À ces préjugés bien vivaces dans les subconscients dominicain et haïtien, qui doivent être combattus à tout prix par les visionnaires, s’ajoutent, malheureusement, depuis environ une décennie, bon nombre d’incidents majeurs, notamment des assassinats, des lynchages ou exécutions sommaires d’Haïtiens en République Dominicaine. Des incidents qui seraient, de l’avis de plusieurs spécialistes des questions haitiano-dominicaines,  l’aboutissement d’une campagne anti-haïtienne dans sa forme la plus virulente, orchestrée par le courant ultra nationaliste qui a la haute main sur le milieu médiatique.

Défis communs à réaliser au Québec

Il n’est pas l’ombre d’un doute que les efforts d’organisation de la vie culturelle dans la communauté haïtienne au Québec, implémentés par des initiatives d’envergure et de bonne facture, sont de nature à donner de l’impulsion aux activités culturelles et artistiques des deux communautés de manière à avoir une communauté de migrants, disposant d’atomes crochus d’insulaires, dans la grande métropole québécoise. D’autant que les Haïtiens, vu qu’ils sont nombreux et qu’ils y sont depuis un demi-siècle, ont des choses à partager avec leurs frères dominicains.

Dans cette mosaïque de cultures, les échanges culturels inter-communautés ont le double avantage de permettre d’appréhender le savoir et les habitudes culturels d’une autre communauté et par ailleurs de tirer partie des enjeux politiques. À cet égard, la communauté haïtienne au Québec, dans le cadre de son développement, politique, culturel, doit définir un mode de rapport privilégié avec la communauté dominicaine, étant donné qu’Haïti et la République Dominicaine sont les deux à partager l’île, de ce fait, condamnés à avoir une destinée commune.

Au-delà d’un meilleur vivre ensemble au Québec, il n’est pas osé de croire que la réalisation d’activités culturelles conjointes par les deux communautés en territoire d’accueil, dans une perspective de rapprochement et d’harmonisation, pourrait avoir des retombées positives sur les relations haitiano-dominicaines.

Il y a quand même des nouvelles prometteuses qui plaident en faveur d’un tel plaidoyer. Des Haïtiens au Québec via le «Festival international de musique haïtienne de Montréal» amorcent des discussions communes avec les Dominicains «Festival international du merengue et de la musique latine de Montréal» qui, avec les Jamaïcains (Festival international de reggae de Montréal), forment les trois festivals ethniques les plus importants à Montréal, avions-nous appris. On nous rapporte  également le cas de l’entrepreneur dominicain à Montréal, Frank Kiko, propriétaire de «Mufflers Kiko» dont la plus grande partie de sa clientèle est d’origine haïtienne dans le quartier St-Michel. Kiko s’adresse d’ailleurs quotidiennement en français aux Haïtiens et aux Dominicains à travers sa propre émission sur la seule radio privée de la communauté haïtienne au Québec.

Enfin, il est grand temps que la diaspora nord américaine issue de l’Île, particulièrement celle du Québec, s’approprie la dynamique des relations haïtiano-dominicaines pour que les fils et filles haïtiens et dominicains immigrés au Québec puissent, à leur manière, imprimer leur marque d’influence, avec un fort élan de dépassement des conflits et différends historiques entretenus jusqu’à présent par certains secteurs rétrogrades et anti-changements, dans les rapports bilatéraux entre Haïti et la République Dominicaine.

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*L’auteur de l’article, Jean-Gardy Lorcy, de passage actuellement au Québec, est titulaire d’un baccalauréat en Communication et est étudiant à la maîtrise. Son mémoire portera d’ailleurs sur l’inexistence de rapports culturels entre Haïti et la République Dominicaine, les deux États de l’île d’Hispaniola.

-Rejoindre Jean-Gardy Lorcy: Magic Jack 1(917) 829-3384 ou Cell phone Haïti 011(509) 3689-3081 ou par courriel doudoulorcy@yahoo.com{jcomments off}