Haïti a toujours raté les opportunités qui s’offraient à elle de faire son catharsis et de trouver les voies de sa refondation. Tout le monde espère que cette fois-ci, à la faveur du séisme du 12 janvier dernier, qu’elle ne laissera pas filer une fois de plus cette chance de construire un pays autre où l’on peut vivre avec un minimum de décence. Si la nation est dans cet état, si les causes et solutions à nos malheurs ne sont pas connues ni trouvées, alors qu’elles sont dans tous les livres, les rapports et autres études, il faut croire qu’il y a vraiment une absence d’un « vouloir vivre ensemble »(1) .
Les Haïtiens comptent parmi les plus brillants, les plus intelligents. Ils sont, pour la plupart, des sommités et occupent dans toutes les sphères politique, économique et socioculturelle, un peu partout à travers le monde, les postes des plus prestigieux. Ils n’ont donc rien à envier à personne, ajoutons, individuellement. Mais, quand il s’agit de se mettre ensemble, là commence le drame. Collectivement, nous sommes nuls et débiles. En effet, « Il n’est de nous que 1804 »(2), depuis c’est le bordel, le chaos.
Réunir autant d’organisations et de personnalités de la communauté au Québec, environ une vingtaine, au sein du Groupe de Réflexion et d’Action pour une Haïti Nouvelle et qu’elles soient capables de taire leurs petites corporations et intérêts de clocher, sans qu’il y ait de conflit de paternité ou d’obédience, et attendre plus 500 participants pour le colloque des 4 et 5 mars, dans un seul même lieu, pour discuter, échanger, dire leur vision et proposer des solutions pour le devenir de leur pays d’origine, cela tient presque du miracle et mérite, par conséquent d’être encouragé.
Plus qu’un encouragement, nous voyons, à travers cette rencontre à Polytechnique, l’occasion , si nous le voulons bien, de donner le coup d’envoi à cet autre pays; de retrouver et de renouer avec ce nous collectif qui nous fait tant défaut; de se prendre en charge, de se remettre en marche, de se serrer les coudes et de reprendre la trame du tissu social haïtien que tant d’accros et d’escrocs ont déchiré, dilapidé et avili.
Le poids de la diaspora
Si la diaspora demeure, du haut de ses deux milliards de dollars de transferts, un apport considérable dans l’économie du pays, soit 35% du produit international brut, si l’on se souvient d’elle, de ses compétences, de ses expertises, de sa capacité à mobiliser des fonds à chaque pépin ou grosse embrouille, à chaque malheur, à chaque catastrophe, mais les choses se gâtent régulièrement quand il s’agit de traduire dans les faits son poids réel , d’envisager sa participation effective dans la chose publique. Car, son implication, au-delà de la simple vache à lait, a toujours été perçue comme une compétition malvenue, déloyale et fâcheuse, donc infréquentable. Tel dans un diner avec le diable où il faut prévoir une cuillère à long manche , elle a toujours été ainsi tenue à distance : la constitution haïtienne la rejette, en ne reconnaissant pas la double nationalité ; les tentatives d’amendement pour son accès au droit de vote, comme de juste, n’ont jamais abouti, sinon à des recommandations pour des tiroirs, des archives mortes ; quant au Ministère du dixième département devenu ministère des Haïtiens à l’étranger, c’est à se demander son utilité…
Reconnaissons-le, Jean-Max Bellerive, le premier-ministre haïtien compte la diaspora parmi les cinq volets importants de la refondation d’Haïti, et précise que si elle n’est pas intégrée aux cotés du secteur privé, la société civile, la jeunesse, les forces politiques, « il n’y aura pas de réussite des propositions qui sortiront des travaux du PDNA »(3) . De la parole aux gestes, non seulement il appuie l’initiative du colloque des Haïtiens du Québec, il en épouse même la philosophie de « voir Haïti comme un pays émergeant d’ici 2030, société de la simplicité, équitable, juste et solidaire… »(4) . Effet de manche, phrase de tribune ou volonté politique affirmée du premier-ministre de changer de paradigme ? Reconnaissance enfin de la diaspora comme une façon de financer le développement d’Haïti, une porte de sortie à notre dénuement, comme l’écrit Lesly Péan?(5)
Mais quand on sait que son gouvernement est décrié, et l’État infantilisé et considéré, de facto, comme la « pupille du monde »(6) , la caution de M. Bellerive suffit-elle? Souvenons-nous du grand congrès des ingénieurs, architectes et techniciens haïtiens tenus à New-York les 6 et 7 aout 1994, supporté également par le gouvernement constitutionnel d’alors, avec en prime le discours du président Aristide lui-même, dans ce pays toujours à construire ou à reconstruire, c’était déjà l’urgence de la reconstruction horizon 2004. Les actes de ces assises ont-ils été appliqués ? Quid des résultats du congrès de l’Unité de la diaspora haïtienne du 6 août 2009 ? Quelles leçons avons-nous tiré de nos erreurs, de nos errements passés ? Certes, l’on ne construit rien de solide et de durable de l’extérieur, il faudra effectivement trouver des passerelles et des possibilités de maillage du dedans et du dehors(7) , mais quels mécanismes la diaspora s’est-elle donnée cette fois-ci, pour faire aboutir sa conception de la reconstruction et de la refondation de l’État ?
Le souci d’une structure
Par delà les manifestations de sympathie et de reconnaissance de son importance exprimées généralement du bout des lèvres, la diaspora doit se doter d’une structure indépendante , autonome et non cooptée, ni inféodée à quelque pouvoir que ce soit, lui permettant de négocier et discuter, en toute liberté, tant avec les Haïtiens du pays qu’avec les pays dits amis de la communauté internationale. À ce titre-là, ce colloque doit être un creuset, le réceptacle des aspirations d’un nouvel État, loin du système fondé sur le mépris et le rejet de l’autre, un État qui ne soit pas contre la nation et une nation contre la société, mais un État pour sortir de la misère et des tourmentes, pour sortir de la corruption et de l’impunité, bref un État de droit susceptible de remettre sur pied ce pays brisé, ce pays cassé.
Il s’agit d’un combat sur deux fronts simultanés et à l’intérieur contre l’exclusion, contre ces élites haïtiennes vivant, sans scrupule ni honte à coté de tant d’injustices et d’ inégalités, et à l’extérieur, contre la domination et l’exploitation des pays du centre sur les pays périphériques, contre le néolibéralisme, contre ce modèle économique imposé et inadapté.
De ce colloque devrait au moins émerger une structure d’observation et de veille pour le suivi des recommandations qui sortiront au bout de ces deux jours. Elle devrait comprendre, entre autres, les élus canadiens et québécois d’origine haïtienne. Le même modèle devrait être dupliqué partout où se trouvent des natifs natals (8), dans la perspective de la création d’une structure, un peu sur le modèle et l’architecture du Congrès haïtien mondial envisagé par Georges Anglade, péri lors du tremblement de terre. Reprendre en quelque sorte sa carte de la diaspora, dans le cadre de la reconstruction d’Haïti tel que le suggère Elsie Haas(9) . Ce serait une autre manière de rendre hommage au courage de ce géographe, ce politicien , cet écrivain et à son engagement, lui, qui a toujours milité pour une organisation de la diaspora et le changement en Haïti.
Si nous ne saisissons pas ce moment pour structurer le mouvement des Haïtiens dans le monde, l’international imposera toujours ses vues, notamment lors des nombreuses conférences et réunions programmées aux Antilles, à Santo-Domingo, à New-york et nous continuerons à nous plaindre de notre faiblesse , notre incapacité à négocier et de ne pouvoir faire passer nos vues. Et la diaspora dépourvue d’organisation sera toujours traitée comme une fiction, et instrumentalisée à souhait par quelques petits malins. La nouvelle Haïti passe par là aussi, l’organisation.
Autrement, continuons à faire ce que nous savons faire si bien, nous positionner pour obtenir des petites parts de marché, bizness as usual, perpétuons la flibusterie et emportons-nous, énervons-nous , cassons le miroir quand il nous est tendu pour voir notre laideur.
(1) Jean-Pierre Brax, Haïti pourquoi faire ? L’Harmattan, Paris, 1987
(2) Lyonel, Trouillot, Haïti : (re)penser la citoyenneté, Haïti solidarité Port-au-Prince 2001.
(3) Sigle anglais pour évaluation conjointe des besoins après désastre, lors d’un discours prononcé le 18 février 2010 au Caribe Center, Haiti.
(4) Id.
(5) Lesly Péan, Les transferts financiers de la diaspora et le financement du développement d’Haïti, AlterPresse, 17 aout 2009
(6) L’expression est de Régis Debray, Le Monde, 19 janvier 2010
(7) L’expression est de Georges Anglade document pour le Congrès haïtien mondial inspiré du « Le Congrès juif mondial
(8) Autre appellation des Haitiens
(9) Lu sur son blog
*Garoute Blanc
garoub@yahoo.fr
À noter que ce texte de Garoute Blanc a été écrit et diffusé alors que se déroulaient les assises du Groupe de Réflexion et d’Action pour une Haïti Nouvelle tenues les jeudi 4 et vendredi 5 mars 2010 à l’Université de Montréal (École de Polytechnique).
PHOTO (En haut, une vue de ce qui reste du plus grand luxueux complexe hôtelier de la capitale haïtienne, le Montana)