De retour d’Haïti, Kerline Joseph publie son «carnet de voyage»

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La présidente-directrice générale de l’organisme «Voix Sans Frontières», Kerline Joseph, vient de visiter son pays d’origine environ un mois après le séisme dévastateur du 12 janvier dernier. De retour dans son confort québécois, elle partage son cri de coeur avec les lecteurs de l’Agence de presse «Média Mosaïque» via ce qu’elle a elle-même qualifié de «carnet de voyage».

 

CARNET DE VOYAGE (Du 15 février au 22 février 2010)

 

Un cri de cœur déchirant pour mes sœurs, mon pays d’origine, Haïti, et son peuple

Le 12 janvier 2010 demeure une journée sombre dans la mémoire de presque tous les Haïtiens. Le tremblement de terre qui a dévasté ce pays, déjà aux prises avec tant de difficultés quotidiennes, a également lacéré le cœur des enfants issus de ses entrailles. À l’instar de la plupart de mes compatriotes envahis par un sentiment d’impuissance, j’ai eu à chercher et espérer récupérer intacts des membres de ma famille. Ma mère était parmi les êtres chers qui étaient portés disparus pendant une semaine et qui a été retrouvée subséquemment. Le sentiment d’impuissance, face à la réalité des autres haïtiens restés malgré eux au pays et réduits à vivre dans des tentes, me tenaillait. Ce sentiment s’exacerbait à la lecture des nouvelles touchant les violences sexuelles, principalement le harcèlement sexuel subi par les femmes dans des camps de rescapés.

Incapable de demeurer davantage dans le noir et inactive, j’ai décidé de me rendre en Haïti  le 15 février 2010, soit la même journée que le premier ministre canadien Stephen Harper en terre haïtienne et presqu’un mois après la catastrophe qui a fait approximativement 300 000 morts, selon le président René Préval.

La reconstruction du pays, une opportunité pour la déconstruction sociale des mentalités sexistes

Sur le terrain, mon reflexe initial, en tant que présidente de Voix Sans Frontières, un organisme de promotion et de protection des droits des femmes, a été d’offrir mon aide à SOFA (Solidarité femme haïtienne) qui l’a poliment déclinée, étant donné leur besoin minime d’aide, selon la coordonnatrice Carole Pierre Paul. Kombit fanm saj (Comité de femmes sages), un organisme qui œuvre depuis six ans auprès des déshéritées, m’a allègrement ouvert sa porte. Ce comité offre aux femmes une opportunité d’évoluer à l’aide d’activités de sensibilisation et d’ateliers de formation. Cependant, le manque de moyens financiers, aggravé par le tremblement de terre, a donné lieu à la discontinuité de certaines de leurs activités et l’instauration d’un camp de 300 personnes. J’ai eu ainsi à me concentrer davantage sur la distribution de produits féminins et la sensibilisation en lien à la sécurité des femmes rescapées. J’étais également consciente que cette aide ponctuelle ne représente qu’une minime contribution, face au travail colossal qui reste à faire en Haïti en vue d’offrir une certaine dignité au peuple. Je ne peux toutefois que féliciter le comité d’avoir fait preuve d’initiative en instaurant une brigade de surveillance dans le camp.

Dès le lendemain de la catastrophe, plusieurs organismes avaient sonné l’alarme face à la double victimisation des filles et des femmes. Gerardo Ducos, chercheur d’Amnistie internationale pour Haïti avait indiqué que beaucoup d’efforts sont déployés pour secourir la population, mais que des mesures doivent être prises pour protéger les femmes et les filles contre la brutalité et les agressions sexuelles, ce qui était déjà difficile en temps normal (Voir Leslie Scrivener, Danger grows fort Haitian girls amid chaos. Already at high risk of sexual violence, vulnerable lose their safe havens, Toronto Star, 17 janvier 2010). À l’occasion de la conférence ministérielle préparatoire sur Haïti, qui a eu lieu le 25 janvier 2010 à Montréal sous la présidence du ministre des Affaires étrangères du Canada, M. Lawrence Cannon, en vue d’aider la communauté internationale à se fixer une orientation voulant être claire et commune, j’ai eu à faire part de mes appréhensions concernant la double victimisation des femmes rescapées à une responsable du ministère des Affaires étrangères du Canada et une autre de l’ambassade Haïti à Ottawa.

Un comportement pro-actif de la part des autorités, des acteurs de la reconstruction du pays et des organismes oeuvrant pour la promotion et la protection des femmes est essentiel, d’autant plus que 7 000 prisonniers se promènent en toute liberté dans le pays et que la police est affaiblie par la perte des membres de son effectif durant le tremblement de terre, selon les propos de M.Mario Andrésol, directeur de la police nationale Haitienne (voir Haïti : viols, pillages…La PHN débordée, 1er février 2007). De plus, une certaine banalisation est associée aux violences faites aux femmes en général dans la société haïtienne, ce qui donne lieu à un silence de la part des victimes la plupart du temps pour éviter d’être stigmatisées ou violentées de nouveau par leurs assaillants ou les proches de ceux-ci. D’ailleurs, le viol n’a été reconnu comme un acte criminel en Haïti qu’en 2005 et les poursuites le concernant ont été rares même en temps normal.

Il n’est pas vraiment possible d’obtenir des statistiques sur les cas de violences faites à l’endroit des femmes, en raison de l’absence d’un système officiel national de collecte et d’enregistrement de données. Cependant, selon la coordonnatrice de SOFA, les femmes dans les camps font davantage face au harcèlement sexuel quotidien qu’au viol en tant que tel. Certains prédateurs considèrent tout simplement comme un plaisir bénin de faire du voyeurisme (map pran ou ti jòf, disent-ils) ou d’accoster avec grande insistance des filles et des femmes, lorsqu’elles se lavent ou urinent à l’extérieur; ces dernières ne disposant pas d’un lieu pouvant les aider à préserver leur intimité. D’ailleurs, étant conscients de cette problématique depuis le début, l’UNIFEM, en collaboration avec le ministère de la condition des femmes en Haïti, avait prévu depuis un mois de mettre sur pied un programme de protection des femmes rescapées, dont une formation pour aider à l’institution de brigades de surveillance. Ce projet a été retardé dû à des difficultés inhérentes à une multitude de tâches survenues à la suite du tremblement de terre, selon la responsable de communication du ministère, madame Mildrèd Béliard.

Dignité pour mes concitoyennes et concitoyens rescapés

Tout en ayant eu à m’attarder sur la réalité de la condition des femmes, chemin faisant, je me suis retrouvée à alerter également sur la condition insalubre des rescapés vivant dans des camps de fortune (Voir à ce propos Andrew Chung, A responsibility to help in Haiti, Toronto Star, 22 février 2010, p. A4). La visite de plusieurs camps, accompagnée de madame Mémime Alexandre Jacquet, m’a permis de constater qu’une grande confusion semble régner en ce qui a trait à la coordination de l’aide sur le terrain. Le manque de nourriture et de produits de base forcent les rescapés à vivre sans dignité dans certains endroits. Dans le camp Bromont sis à Canapé-Vert, une jeune femme déjà mère de deux enfants en bas âge, vit avec son nouveau-né âgé de trois jours le 17 février dans un camp insalubre fixé sur un sol déjà boueux, alors que la période pluvieuse n’est prévue que pour le mois de mai. Elle s’est plaint de sa difficulté à trouver de la nourriture pour elle et ses enfants. Pour se nourrir, elle doit, à l’instar des autres occupants du camp, se réveiller vers 2H AM pour obtenir son coupon de nourriture, ce qui s’avère difficile pour elle et son bébé. Les mêmes doléances ont été faites notamment par le responsable du Comité du camp Bellevue situé à Léogane, monsieur Bergino Raphael. Au moment de notre entretien, 1533 individus demeuraient à cet endroit et les femmes s’y trouvaient, comme à l’accoutumée, en majorité.

Pour aider mes frères et sœurs, à chaque camp visité, j’ai tenu à les sensibiliser face à la sécurité des femmes qui y vivent en majorité, tout en transmettant leurs requêtes à des responsables d’une radio haïtienne pour permettre une diffusion des problèmes qui subsistent sur le terrain et leur prise en charge par des responsables et des ONGs. Je suis consciente qu’il puisse s’avérer difficile de suivre étroitement 500 camps, mais il n’est pas envisageable non plus que des rescapés puissent subir des traitements inhumains, alors qu’ils sont toujours en proie à un traumatisme psychologique post-sismique. Pour faciliter la coordination des camps, un programme gouvernemental prévoit regrouper les camps pour en obtenir un total de 18, une décision qui titille les défenseurs des droits de l’Homme qui craignent que ces espaces puissent devenir un milieu de vie permanent. M. Jean Gérin Alexandre, directeur de l’information de la Radio Caraïbes et conseiller du Maire de Port-au-Prince, va dans le même sens et considère que les camps devraient être une solution temporaire pendant les deux à trois premiers mois. 

De plus, à la suite du tremblement de terre, il devait être prôné une évaluation des besoins des femmes et des filles différemment de ceux des hommes et qu’on puisse en tenir compte dans les interventions qui sont à être mises en œuvre en période d’urgence. Il convient de rappeler l’importance de disposer d’une coordination adéquate dotée d’une collaboration étroite entre les organismes, pour une meilleure efficacité sur le terrain.

Quoiqu’il y ait eu une certaine évolution dans la condition des femmes haïtiennes, beaucoup reste encore à faire pour permettre à ces dernières d’évoluer en toute dignité et de contribuer largement à l’essor de leur pays, ajoute l’ancien secrétaire d’état en Haïti, docteur Jean André. La communauté internationale se sent interpellée par la réalité actuelle du pays et une conférence est prévue, en mars, pour envisager les conditions entourant la reconstruction du pays. Un des éléments à tenir compte par tous les acteurs qui seront autour de cette table de concertation à la fin du mois de mars est la nécessité de faire en sorte que la reconstruction d’Haïti soit également la déconstruction sociale des mentalités caduques inhérentes à la condition féminine. Une modification des mentalités ne pourra qu’être bénéfique pour la société haïtienne en devenir.

Je demeure cependant dans l’espoir que les ONG, la communauté internationale vont trouver un moyen pour mieux coordonner l’aide dont ils disposent, avant que ce soit trop tard ou que le peuple haïtien ne sombre. C’est pourquoi je considère que les différentes expertises de la diaspora haïtienne, évaluée à plus de 2 millions, doivent être mises à contribution.

Les Haïtiens ont été durement frappés, mais ils ne désespèrent pas. Plusieurs subissent encore le contre-choc du tremblement de terre et cherchent une explication plausible à cette catastrophe. Des membres religieux profitent de ce cohu-bohu pour recruter en insinuant que ce séisme représente l’œuvre de Dieu. J’ai pu, le 17 février 2010, assister à une émission de radio à Radio-Caraïbes au cours de laquelle le maire de la ville de Delmas, M. Wilson Jeudi, un homme très instruit, martelait que Dieu s’est manifesté pour permettre au peuple de comprendre leurs attitudes inadéquates afin de les modifier.

En tant que membre de la diaspora, je repars satisfaite de ma visite en Haïti du 15 au 22 février 2010 et je crois y avoir apporté une contribution aussi minime soit-elle. Cependant, le désarroi, un goût fade relié à la misère des miens me poursuit et me laisse avec un sentiment de devoir inachevé.

 

 

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*Kerline Joseph, Ph.D. (photo en haut) est la présidente-directrice générale de Voix Sans Frontières. Ses coordonnées sont les suivantes(kerlinej@yahoo.ca) 450-845-1535